La main nourricière et les crocodiles

30 novembre 2013

La main nourricière et les crocodiles

Crocodile dans les rues d'Abidjan.© France24/Nasser Eddy.
Crocodile dans les rues d’Abidjan.© France24/Nasser Eddy.

Avant-hier, ma petite femme est arrivée de chez la voisine tremblante d’effroi. Elle m’a confié la voix enrouée d’émotion qu’elle venait de voir une vidéo dans laquelle des crocodiles ont happé un pauvre monsieur, l’ont transporté dans les eaux glauques du lac de Yamoussoukro et l’ont tranquillement dévoré sous les yeux médusés d’une foule de spectateurs impuissants. Elle avait les larmes aux yeux. Elle semblait sérieusement bouleversée. Je lui ai rappelé que c’est un drame qui s’est produit depuis 2012 et qu’elle gagnerait à suivre l’actualité de son pays au lieu de s’enivrer avec les séries brésiliennes et indiennes qui ne lui apprennent rien.

Elle voulait en savoir plus. Le vieux Monsieur en question est Dicko Toké, gardien des crocodiles du lac de Yamoussoukro. En service auprès de ces sauriens depuis un peu plus de 30 ans, il les nourrissait, les soignaient et faisait des tours publics avec eux pour les visiteurs et touristes de passage dans la capitale ivoirienne. Il ne craignait pas ces bêtes à la mâchoire terrifiante et hyper puissante. Il les touchait, les caressait, soulevait leurs puissantes queues sans risque jusqu’au jour où les sauriens sont passés en mode déglinguage, ont perdu les pédales et ont dévoré la main nourricière. Ma petite femme n’en revenait pas. Elle trouvait cela injuste et ingrat. Elle m’a demandé ce qui avait bien pu se passer dans la tête des crocos pour qu’ils en arrivent à une telle extrémité. Je lui ai répondu que c’est plutôt aux crocos qu’il fallait poser la question, pas à moi.

Elle avait les deux mains jointes sur le menton et la bouche ouverte d’émotion. Elle s’est mise à plaindre les populations de Yamoussoukro qui selon elle, courraient un grand danger avec ces bêtes qui n’avaient aucun sens de la loyauté, ces bêtes ingrates et peu reconnaissantes qui pouvaient, sans remords, mordre la main qui les nourrit et même la manger, cette main nourricière. Je lui ai dit qu’elle n’avait pas à autant s’en faire pour ceux qui habitent Yamoussoukro. Je lui ai dit qu’on avait récemment vu l’un de ces sauriens préhistoriques déambulant tranquillement dans les rues à Abidjan à la recherche d’une quelconque main nourricière.

Je lui ai aussi dit que c’est ce qui arrive généralement quand la main nourricière se croit tout permis et invulnérable, quand elle se croît la seule capable de tout faire et impose son dictat ; quand elle décide de contourner les conventions, s’arroge le droit de décider à la place des autres et se montre arrogante; quand elle ne tient pas ses promesses et que la misère va grandissante; quand ceux qui se reconnaissaient en elle commence à douter. Cette main là, elle sera hardiment happée, ramenée dans les eaux troubles de l’incertitude et du chômage galopant par des crocodiles frustrés et révoltés et elle sera… Je n’ose pas imaginer l’effroyable perspective.

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